Hauser & Wirth Invite(s)

Carlotta Amanzi a étudié à Bologne. Ville chaudron, Bologna la Rossa, a vu naître l’incandescence révolutionnaire de l’Italie des années 1970, les avant-gardes, les mao dadaïstes, les mouvements punk et gay, les radios libres et les scènes de guérilla urbaine. Mais Bologne est aussi l’une des matrices géographiques, intellectuelles, et artistiques les plus fécondes de l’histoire de l’Occident. Première université d’Europe, ayant vu le jour au XIe siècle, elle a accueilli Dante, Pétrarque, Dürer, ou Pasolini. C’est également là que s’est développée à partir du Seicento italien, une généalogie picturale unique—mise en lumière par Roberto Longhi dans son cours inaugural à l’université de Bologne en 1934^[1]—, allant des frères Carrache à Morandi et qui fera de l’interprétation expressive du naturalisme, de l’exploration de la réalité quotidienne, l’élément déterminant de sa recherche. Est-ce à dire que la peinture de Carlotta Amanzi s’inscrit à son tour dans une tradition née à Bologne il y a cinq siècles ? Sans doute pas. Ou bien malgré elle. Il n’en demeure pas moins qu’elle peint des objets comme on observe un signe dont le sens nous échappe. Un panneau de signalisation sans route, une structure sans but ni objet, une barque qui ne mène nulle part, un fragment d’architecture isolé dans une composition où toute perspective semble incertaine : tout est là, posé dans l’espace, mais tout échappe à notre lecture. Ce qui subsiste, ce sont des signes, mais des signes arrachés à leur contexte, vidés de toute certitude. Ce qu’elle donne à voir est réduit à l’essentiel : des surfaces, des angles, des frontières poreuses où la matière de la peinture lutte contre son propre anéantissement, et où l’éclat de la couleur se dissout dans une lumière grise et trouble. Les formes émergent à peine et, déjà, elles semblent vouloir repartir, comme si elles cherchaient à se soustraire à la visibilité. Ce n’est pas une peinture de l’apparition, c’est une peinture du retrait.

Ces derniers mois, son travail s’est éloigné de ses sujets de prédilection. Comme pour dire au monde — ou peut-être à elle-même — que la peinture est avant tout une affaire de peinture. Les objets familiers, les repères tangibles se sont effacés. Reste la surface. Reste à faire et refaire. User la peinture jusqu’à ce qu’elle parle à la place de tout. C’est sans doute là que se situe désormais l’enjeu de son travail : le contact humble et direct avec la matière—, « la tache de pigment^[2] » que Georges Didi-Huberman évoque à propos de l’oeuvre de Fra Angelico, la peau même du tableau. Carlotta Amanzi peint ainsi. Chaque élément est pesé, éprouvé, souvent détruit. Le tableau progresse. Il faut que tout en lui trouve sa nécessité comme dans un organisme vivant^[3]. Mais cette recherche de l’équilibre ne relève pas seulement d’une exigence formelle : elle impose une éthique, une manière d’être au monde, une vie mise au service d’un travail que personne ne demande mais que tout, en elle, exige et qui rappelle la figure d’Andreï Roublev immortalisée par Tarkovski, hantée par la gravité d’un engagement sans contours. Être peintre, c’est habiter ce voeu.

Et peut-être est-ce cela, au fond, qui donne à sa peinture cette tonalité grave. Cette impression d’un monde en suspension. Carlotta Amanzi la partage avec une tradition italienne de l’effacement de la lumière du monde qui va d’Uccello à Giorgio De Chirico. La peinture d’Amanzi ne convoque pas ces figures de manière explicite : elle en prolonge plutôt la vibration. Résonne cette phrase de Jean Genet qui pourrait lui être adressée : « Toute oeuvre d'art, si elle veut atteindre aux plus grandioses proportions, doit, avec une patience, une application infinies depuis les moments de son élaboration, descendre les millénaires, rejoindre s'il se peut l'immémoriale nuit peuplée de morts qui vont se reconnaitre dans cette oeuvre. Non, l'oeuvre d'art n'est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l'innombrable peuple des morts^[4] ». Carlotta Amanzi peint sans nostalgie, sans citation, mais dans un rapport à la peinture qui dépasse son propre temps. Elle est, peut-être à son insu, reliée à une peinture venue d’un autre âge, et s’adresse avec elle à ce peuple des morts dont parlait Genet.

— Paul Olivennes

_{[1] Roberto Longhi, Momenti della pittura bolognese, Opere complete, Florence, 1973}

_{[2] Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1995}

_{[3] Pavel Florensky, La Perspective inversée, Iconostase, trad. du russe par François Lhoest, Lausanne, 1992}

_{[4] Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti, Lettres Nouvelles, Paris, L’Arbalète, 1958}